Gaussen est l’auteur d’un livre qui a fait date : Théopneustie. Décrit par certains détracteurs comme « la charte du fondamentalisme[11] » ou l’œuvre emblématique d’une « orthodoxie fanatique et bornée[12] », pour ne citer que quelques exemples, l’ouvrage, en revanche, est salué dans le monde évangélique comme la marque d’une réponse pertinente aux thèses historico-critiques qui commençaient à émerger dans les facultés francophones des années 1830-1840[13]. Si des idées libérales ou plus précisément prélibérales avaient déjà cours dans la Genève du XVIIIe siècle, la critique biblique allemande n’imprègne réellement le monde intellectuel francophone qu’au milieu des années 1830. Les Essais théologiques[14] de Chenevière en 1831 et sa Dogmatique chrétienne[15] en 1840 sont, tout à la fois, empreints de supranaturalisme prélibéral et façonnés par les enjeux théologiques de l’épistémologie postkantienne. Ce mélange hétéroclite a l’inconvénient d’amalgamer deux systèmes de pensée sans cohérence philosophique propre, mais il marque les esprits par l’audace de ses conclusions : l’ancienne orthodoxie, et tout particulièrement la divinité de Jésus-Christ, est ouvertement récusée. Les Essais théologiques avaient poussé Gaussen à créer la Faculté de l’Oratoire pour maintenir, à Genève, un lieu de formation calviniste. La Dogmatique chrétienne le pousse à rédiger sa Théopneustie. La Théopneustie se veut donc, tout à la fois, offensive – Gaussen y répond aux nouvelles attaques pour rassurer les esprits troublés –, défensive – il établit le « dogme des dogmes » de sorte qu’une adhésion à cet article de foi ne soit pas perçue comme un saut dans le vide, mais comme une doctrine cohérente, rationnelle et pertinente – et parénétique – il encourage les croyants à tenir ferme sur ce point en montrant qu’en retirant ce piton-là, c’est l’ensemble de la cordée ecclésiale qui risque d’être entraîné dans le vide.
Le paysage ecclésiastique qui a résulté du Réveil de Genève, et dont Gaussen fut l’un des grands artisans, continue d’être perceptible dans notre propre réalité ecclésiale. L’un des points centraux de la thèse de William Edgar sur l’apologétique francophone de 1815-1848 se résume ainsi : « Une carte essentielle a été jouée dans le protestantisme francophone des années 1815 à 1848. Elle continuerait de marquer foncièrement ses Eglises et communautés actuelles, d’où l’intérêt de ce voyage au cœur des racines du protestantisme moderne[16]. » En d’autres termes, le Réveil de Genève constitue un véritable turning point, selon l’expression anglo-saxonne consacrée, pour le protestantisme francophone en ce sens qu’il marque une double rupture : une rupture ecclésiologique avec l’émergence d’Eglises indépendantes confessantes et une rupture épistémologique concernant la nature et les formes de la connaissance de Dieu. Sur ce dernier point, Gaussen et les principaux ténors du Réveil de Genève rejettent le rationalisme kantien tout comme la notion schleiermacherienne d’expérience éthico-religieuse comme fondement de la connaissance de Dieu[17]. A contre-courant de l’évolution intellectuelle de son siècle, Gaussen maintient les fondements de la connaissance religieuse ou, comme on dit plus techniquement, les principia theologiae de l’orthodoxie protestante[18]. Cette double rupture a donc pour corollaire une double insistance sur les notions de théologie confessante et d’épistémologie orthodoxe : seule l’Ecriture, et non la raison ou l’expérience, reste le fondement cognitif ultime de la théologie. Si le vocabulaire utilisé par Gaussen diffère, parfois, des grands textes de la scolastique calviniste, les notions épistémologiques sont identiques : Dieu est fondement de l’être, principium essendi, et l’Ecriture est le fondement cognitif de la vérité révélée, principium cognoscendi[19]. Mais cette connaissance de la vérité révélée ne peut se faire sans l’illumination du Saint-Esprit. On distingue donc classiquement deux types de principia cognoscendi : le principe externe qui est la révélation spéciale que Dieu adresse lui-même à l’homme dans sa parole inscripturée (engraphon) et le principe interne qui est la raison illuminée par le Saint-Esprit pour saisir la parole inscripturée[20].
Si Gaussen a créé, presque malgré lui, une Eglise indépendante à Genève, il n’a jamais voulu être séditieux et, encore moins, se départir des principes de la Réforme. Il a pris la plume pour combattre ce qu’il croyait être une distanciation, voire un reniement, des principes de la Réforme et des Pères de l’Eglise. En d’autres termes, Gaussen se perçoit comme l’héritier de la saine théologie de la Réforme en opposition à l’enseignement de l’Académie de Genève qu’il considère, tout à la fois, comme arienne, socinienne et pélagienne[21].
La question que la présente conférence abordera est la suivante : Gaussen a-t-il été réellement l’héritier impartial de Calvin, quoique bien souvent incompris par ses pairs, ou a-t–il été un hériter influencé, malgré lui, par le prisme des idéologies de son temps ?
Je propose de répondre à cette question en abordant successivement les sujets suivants : 1°) déterminer les arrière-plans intellectuels, théologiques et ecclésiaux dans lesquels Gaussen évolue ; 2°) comparer ces arrière-plans avec trois autres penseurs idéologiquement proches de Gaussen. L’issue de ce parcours historico-dogmatique nous permettra d’identifier les prismes utilisés ou rejetés par Gaussen et ainsi de mieux cerner les influences théologiques qui ont guidé sa lecture de la Bible.
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