Ce survol succinct de l’arrière-plan intellectuel et ecclésial du Réveil de Genève en général et de Louis Gaussen en particulier a mis en lumière combien le professeur de l’Oratoire s’inscrit aux confluents de deux courants : l’orthodoxie calviniste et le revivalisme. Son ancrage orthodoxe lui a valu de sévères commentaires de la part d’historiens contemporains : Alice Wemyss, par exemple, a vu en Gaussen l’héritier du « cadeau empoisonné » de Haldane et le principal concepteur de la dogmatique du Réveil définie comme « intégriste[30] ». Plus nuancé, quoique tout aussi sévère, Perriraz résume la pensée de Gaussen et des hommes du Réveil comme celle d’un « retour au passé[31] ». Dans la même veine, Ernest Rochat évoque « un mouvement réactionnaire[32] » et Bernard Reymond « une sorte de Moyen Age ténébreux de la piété protestante[33] ». Auguste Sabatier parlera d’un « système d’autorité », comme si Gaussen n’avait pas perçu la valeur de la méthode expérimentale. En somme, l’orthodoxie que prône Gaussen serait prisonnière du prisme passéiste de la théologie calviniste scolastique. Si les termes « théologie » et « idéologie » ne peuvent s’interchanger, la critique porte bien sur un système de pensée passéiste qui conditionnerait indûment toute interprétation biblique. A la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire à une époque où l’expérience éthico-religieuse est perçue comme le fondement de la foi, Sabatier déplore que le principe cognitif de la théologie soit autre que l’expérience ou le sentiment – ce Gefühl dont parle Schleiermacher. En maintenant la Bible comme le principium cognoscendi externum, Gaussen n’aurait tout simplement pas évolué depuis les grands théologiens du XVIIe siècle.
Ce constat soulève au moins deux problèmes d’interprétation :
a. Loin de prôner un système reposant sur le seul principe d’autorité, Gaussen souligne avec force l’importance du témoignage intérieur du Saint-Esprit (Principium Cognoscendi internum), tout comme Calvin et les principales figures de l’orthodoxie calvinistes l’avaient fait avant lui. Dire que l’Ecriture est Parole de Dieu engraphon et, en conséquence, le Principium Cognoscendi externum n’enlève rien au fait que le principe de la connaissance de ce Dieu qui se révèle dans sa Parole est également intérieur. La dernière phrase de la Théopneustie s’apparente d’ailleurs à une prière d’illumination : « Dessille mes yeux, ô Eternel, afin que je voie les merveilles de ta loi ![34] » En réalité, c’est la distinction et l’articulation des principes interne et externe de la connaissance théologique qui n’est pas même perçue par les détracteurs de Gaussen[35].
b. En insistant si lourdement sur « le retour au passé » ou « le système d’autorité » qui formerait l’épine dorsale idéologique des théologiens du Réveil, les détracteurs de Gaussen auraient dû porter plus d’attention à l’arrière-plan conceptuel et théologique du revivalisme. Gaussen n’est ni un clone de Calvin, ni une caisse enregistreuse de François Turretin. Il a intégré ce revivalisme individualiste anglo-saxon, répandu si vigoureusement à Genève par Haldane, qui n’est pas étranger au siècle des Lumières. En suivant la définition de Bebbington, qui combine quatre critères pour définir le protestantisme évangélique – à savoir le biblicisme, le conversionisme, le crucicentrisme et l’activisme –, le mouvement de réveil évangélique « représente une rupture d’avec le passé[36] », non que la théologie chrétienne n’ait pas insisté précédemment sur ces notions, mais plutôt à cause de l’intensité avec laquelle les revivalistes ont insisté sur l’individu, l’idée de progrès ou d’optimisme et la validité de l’expérience. Aussi, lorsque Gaussen tente-t-il d’accorder orthodoxie et revivalisme, il ne se pose pas a priori en passéiste ou en avant-gardiste, mais en héritier de Calvin dans une société tout empreinte de l’individualisme des Lumières et, partant, de la pensée romantique ambiante.
A la raison des philosophes, le romantisme oppose la lumière intérieure, la révélation des profondeurs de l’homme. Au rationalisme, il oppose le sentiment, créant ainsi une atmosphère favorable au retour du religieux. Mais ce renouveau religieux provient essentiellement de l’éloge du sentiment, d’une prédominance accentuée accordée à la vie affective, d’une liberté du moi qu’une quête d’Absolu vient stimuler. C’est dans ce contexte que Schleiermacher (1768-1834) fait paraître un livre à l’influence considérable : les Discours sur la religion en 1799[37]. L’accent porte sur l’aspect individuel de la religion et les questionnements des conditions permettant le savoir théologique. Pour échapper au piège de la dichotomie kantienne, Schleiermacher considère que le principe cognitif de la théologie est l’expérience ou le sentiment : le fameux Gefühl. En somme, son génie consiste à repenser l’épistémologie scientifique en replaçant la connaissance religieuse non plus dans la sphère nouménale, comme l’aurait fait Kant, mais dans l’expérience concrète et intérieure du sentiment.
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