La Common Sense Philosophy ou l’objectivisme écossais[48] est une tentative de réponse au scepticisme de David Hume, qui nie la validité universelle des relations de cause à effet et remet ainsi en question les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu. D’après Thomas Reid, le fondateur de cette philosophie, l’ensemble du champ phénoménal est directement accessible à l’esprit ; l’esprit n’a pas affaire aux représentations des phénomènes mais aux phénomènes eux-mêmes, qui sont directement et objectivement observables à l’œil naturel. Ainsi, les « faits » de l’histoire biblique, les miracles, les prophéties et le message évangélique sont fiables et crédibles puisqu’ils supportent l’investigation scientifique. L’universalité et la validité du sens commun sont possibles, car elles sont garanties par l’Auteur de la nature, Dieu lui-même. La philosophie du sens commun est donc plus qu’une philosophie inductive ou empirique. Il s’agit d’une épistémologie scientifique qui part du présupposé que le sens commun est une boussole suffisamment digne de confiance pour mener le processus de connaissance, que l’on parle de connaissance scientifique ou de connaissance morale. Cette philosophie est tellement répandue au XIXe siècle que Samuel Vincent, qui n’est pas évangélique, traduit en français les livres de William Paley et de Thomas Chalmers. Il faudra attendre encore presque cent ans pour que Schleiermacher soit traduit en français !
Un autre terme, qui mérite une définition précise, est celui de « style baconien » ou « baconien »[49]. Ce mode de pensée est associé à sir Francis Bacon (1561-1626), scientifique anglais célèbre pour avoir été le champion de l’investigation inductive. Alors que René Descartes (1596-1650) a fait reposé sa méthode philosophique sur le doute méthodique – c’est-à-dire une méthode déductive caractérisée par la centralité de l’intellect comme source de connaissance –, Bacon a compris la science comme une méthode consistant à collecter et ordonner les faits empiriques. En d’autres termes, le Baconian style fonde la connaissance sur l’expérience. La philosophie du Common Sense en est une héritière, mais une héritière dans un sens plus restreint, car elle souligne l’objectivisme universellement valide du sens commun. Dans le sillage de sir Francis Bacon, Alexander, Chalmers et Haldane ont promu une forme inductive de raisonnement et une apologétique de type évidentialiste. Ce sont donc des représentants du style baconien. Pour ce qui est de leur adhésion à la philosophie du Common Sense, le développement ci-dessous permettra de clarifier les appartenances et les accents des uns et des autres.
Tout comme ses pairs théologiens revivalistes anglo-saxons, Gaussen entend défendre ce qu’il considère être la foi véritable. Or, cette foi a pour fondement la Parole de Dieu, c’est-à-dire Dieu qui s’autocommunique à l’homme par sa Parole qui nous atteint dans l’Ecriture ; il est donc nécessaire, d’un point de vue apologétique, de pouvoir montrer toute la fiabilité de la Bible. Surgit dès lors la question : sur quel mode de raisonnement faut-il faire reposer cette apologétique ? Quelle méthode sert au mieux l’intérêt du théologien ?
Pour Chalmers, tout apologète devrait s’atteler à « exposer la preuve historique de la vérité du christianisme (…) ; à établir la suffisance de cette preuve, et à laisser l’incrédulité sans excuse[50] ». Par « externe », Chalmers veut dire qu’il existe toute une série de faits historiques, archéologiques, miraculeux, prophétiques, notamment, qui prouvent indiscutablement la véracité et la fiabilité du christianisme. Interpréter correctement ces faits implique une méthode adéquate ; pour Chalmers, cette méthode repose sur les « principes ordinaires et reçus de la critique[51] », à savoir l’usage actif de l’esprit humain lorsqu’il évalue et analyse un phénomène. Chalmers met donc sa confiance dans les capacités de l’esprit humain pour comprendre le monde d’une manière relativement similaire à ce que promeuvent les Lumières : moins l’esprit humain est pollué par des concepts a priori, plus il aboutira par un processus d’investigation rigoureux à un résultat « infaillible[52] ». En somme, la faculté commune, rationnelle, de l’esprit humain permet de jauger la vérité du christianisme.
La position d’Alexander est assez similaire à celle de Chalmers. Imperturbable, il affirme que « la vérité du christianisme est réellement une question de faits » (a matter of facts)[53]. La raison est un guide fiable pour « former un jugement sur n’importe quel objet ou pour évaluer n’importe quelle vérité[54] ». Chalmers étend ce principe à la révélation biblique et affirme qu’une enquête rationnelle des données bibliques devrait conduire l’exégète à reconnaître l’autorité de la révélation et, conséquemment, à croire en son auteur, Dieu.
La différence théologique entre Alexander et Chalmers est infime. Plusieurs indices parsemant leurs œuvres permettent, néanmoins, de situer Chalmers dans l’orbite des penseurs qui placent une confiance résolument forte en la neutralité de la méthode historique issue des Lumières. Il va jusqu’à parler d’infaillibilité pour tout processus critique correctement mené. A. Alexander est, quant à lui, plus sensible aux possibilités d’erreurs dues au péché rémanent. Il maintient que la cour d’appel ultime est la raison mais, parallèlement, il critique une confiance trop grande dans les résultats infaillibles des méthodes d’investigation scientifique issues des Lumières.
Le livre de Haldane sur le rôle des preuves en faveur de la foi chrétienne est construit d’une manière quelque peu différente. Les premiers chapitres du livre s’attèlent à montrer la nécessité d’une révélation divine et la supériorité de la révélation chrétienne. Sa méthode est clairement baconienne, en ce sens qu’il entend démontrer empiriquement – par les données historiques, archéologiques, prophétiques, miraculeuses… – que le témoignage que la Bible rend à elle-même est véridique. Mais Haldane souligne, plus fermement que ses pairs, les vices possibles de raisonnement liés au péché rémanent. Il affirme ainsi que « l’homme qui (les) rejette (c’est-à-dire toutes les données qui prouveraient la vérité de la religion chrétienne) ne les comprend pas ; et l’homme qui ne les comprend pas doit être aveuglé par le dieu de ce monde, par sa haine de la vérité[55] ». En conséquence, le processus de compréhension de la Bible ne dépend pas ultimement de techniques empiriques, mais du Dieu souverain.
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