L’accent que met Schleiermacher sur l’exigence de sincérité dans la conversion et donc dans l’expérience religieuse fait dire à plusieurs historiens que le Réveil est un fruit plus ou moins conscient de son œuvre. Pour André Encrevé, par exemple : « Le Réveil est l’enfant légitime, bien qu’inconscient, de la pensée du XVIIIe siècle et du courant issu de Schleiermacher[38]. » Aussi intéressante soit-elle, cette thèse pèche par l’excès de confiance en l’influence de Schleiermacher dans le monde francophone de l’époque et par la sous-estimation du travail théologique entrepris par les hommes du Réveil, Gaussen en particulier. S’il existe assurément une méfiance face à toute spéculation dogmatique innovante, celle-ci est la faiblesse récurrente de l’ensemble du protestantisme francophone de la première moitié du XIXe siècle. En revanche, la précision du langage et des notions dogmatiques transparaît plus nettement chez Gaussen que chez son détracteur Chenevière, pourtant successeur de Calvin à la chaire de dogmatique à l’Académie. Loin de prendre la dogmatique calviniste « par défaut », Gaussen articule l’orthodoxie de ses maîtres genevois sur le revivalisme anglo-saxon. Un examen attentif des loci théologiques de ses prédications en fournit une démonstration probante[39]. Il est, par ailleurs, remarquable de noter que Chenevière écarte d’un revers de la main la « manie athanasienne[40] » qu’ont les orthodoxes de traiter de théologie trinitaire, quand Gaussen consacre près de 200 pages de son Cours de dogmatique à expliquer l’unité et la cohérence de l’exposé en la foi trinitaire[41].
En somme, le conversionisme ou le christianisme expérimental d’un revivaliste comme Gaussen tient plus à ses liens et à sa connaissance de l’évangélisme anglo-saxon qu’à une réinterprétation schleiermacherienne du piétisme. En théologien curieux et cultivé qu’il est, Gaussen a lu Schleiermacher, mais il critique vertement sa notion de conscience religieuse et son abandon du principium cognoscendi externum[42]. Loin de poursuivre sur la lancée théologique du grand penseur allemand, il tente de faire barrage à la diffusion de ses idées en francophonie. Cette diffusion est, par ailleurs, limitée à une poignée d’érudits qui lisent et comprennent l’allemand[43] ; il ne faut pas oublier que, au début du XIXe siècle, ce sont les ténors du mouvement évangélique anglo-saxon que l’on traduit en français et non Schleiermacher. Même Chenevière, qui loue principalement la dogmatique schleiermacherienne pour son rejet des dogmes orthodoxes, maintient, simultanément et en parfaite incohérence, son ancienne épistémologie supranaturaliste[44]. Contrairement à son illustre collègue allemand, Chenevière ne parvient pas à faire reposer sa théologie sur le principe cognitif de l’expérience ou du sentiment. Ainsi, ni Gaussen ni même Chenevière ne peuvent être évalués à l’aune du prisme romantique.
Pour William Edgar, la piste la plus prometteuse pour expliquer le double attachement que porte Gaussen à l’orthodoxie et au revivalisme est la philosophie écossaise du Common Sense. Pour Edgar : « L’école la plus au bénéfice de l’influence anglo-saxonne est l’orthodoxie du Réveil. (…) La façon de défendre l’inspiration de la Bible est liée à l’objectivisme écossais[45]. » La piste est intéressante, car Haldane, figure proche de Gaussen s’il en est[46] et d’origine écossaise, a écrit sur des sujets liés à la philosophie du sens commun. Son livre sur Les preuves de la divinité des Ecritures[47] en est peut-être l’exemple le plus abouti. En outre, d’autres théologiens évangéliques, contemporains de Gaussen et appliqués comme lui à défendre l’autorité de la Bible, sont notoirement liés à l’objectivisme écossais. Je pense notamment à Archibald Alexander et Thomas Chalmers, deux figures emblématiques du mouvement évangélique anglo-saxon. Pour jauger la valeur de cette possible accointance, je propose de faire une brève analyse comparée des moyens mis en œuvre par Gaussen, Haldane, Alexander et Chalmers pour défendre l’inspiration plénière des Ecritures.
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